Lagrasse 2014 vu par Blandine Deudon


D’abord , on longe des lignes parallèles, une grande plaine striée d’horizontales – voie ferrée, nationale, canal et autoroute rayant un pays sans relief où fument des lambeaux de nuages qu’un pâle soleil dissipe. Et le ciel blanc de brume tout doucement bleuit au dessus des champs bruns de labours récents. C’est une lumière rare, une lumière de matin, une lumière d’été qui résiste à Octobre. Quelques éoliennes hérissent cet aplat, des ifs isolés ou des arbres en bosquets, tordus et contraints par l’empreinte du vent. Et puis à la faveur d’une route oblique, la plaine s’accidente, le paysage ondule, oublie le rectiligne et s’éveille à la courbe : les collines apparaissent, balafrées de leurs sourires calcaires tranchant les sommets verts. 

La route alors s’enfonce, s’engorge, le soleil n’est plus seul, prête du temps à l’ombre que déploient sur l’asphalte les parois verticales : le paysage s’éteint, se rallume au détour d’un virage. L’eau est toute proche, à peine froissée de brise, on la suit, on la perd et puis on la retrouve, là, en contrebas, quand surgit le village.


Et on atteint Lagrasse. Lagrasse dont les murs, les rues, les ponts et les pavés transpirent de l'Histoire, suintent les temps passés, Lagrasse qui dans son abbaye abrite un autre culte, une autre liturgie des plus contemporaines, accueille le concile d’un clergé assez peu orthodoxe : des créateurs de mondes, des raconteurs d’histoires, des penseurs de virgule, des enquêteurs, des quêteurs de sensible des biographes obliques : des fabricants de romans, des faiseurs de "trucs longs" et de formes hybrides. Une grand messe. Et des lecteurs en guise de fidèles, le tout banquetant, plus ou moins solennels, selon qu'on est prêcheur ou simple ouaille attentive. Selon les sermons naissent un millier d'images: il est question d'Indiens, de mérous, de prétérition, de tunnels, de mammouths, de post-révolutions et de post-exotisme, de page 10, de sensation versus émotion, et de répétitions - qui n'existent pas mais qu'on scande comme un psaume. Un délire d'initiés.

Il est question de temps, aussi.

De temps qui s'écrit, ou qu'il faut pour écrire, du temps qu'on interroge, qu'on triture, qu'on invente. Même du temps qu'il fait.